A force de naufrages, sur terre comme sur mer, l’Europe a progressé dans son vocabulaire : au début des naufrages, elle utilisait le mot « clandestins ». Bien des massacres plus tard, elle a appelé ces personnes « migrants », puis « exilés », puis « réfugiés », même si le refuge n’est accordé que dans peu d’endroits. Pour les noyés, pour les asphyxiés dans les camions, ce sont de grandes satisfactions. Avec leurs corps, avec leurs vies semées comme de l’engrais, ils ont modifié le vocabulaire de l’Europe.
Dans le nouveau musée de Lampedusa, on a rassemblé des chaussures, des biberons, des textes du Coran, des pages gonflées de sel de mer. Qui, sinon une personne civilisée au plus haut degré, glisse un livre dans son tout petit bagage ? Ces pages, qui n’ont pas été noyées avec leur lecteur, sont le plus fort des témoignages : non pas de leur droit d’asile, mais de notre devoir de le donner.
Je suis retourné à Lampedusa fin septembre 2014. C’était le premier anniversaire de l’énorme naufrage par mer calme et en vue de la côte. J’ai rencontré les pêcheurs qui, de retour de leur nuit en mer, s’étaient retrouvés à l’aube au milieu de corps qui flottaient et de vivants en hypothermie agrippés à leurs camarades morts noyés. Ces pêcheurs ont plongé pour remonter à bord ces vivants engourdis. Pourquoi ont-ils dû se jeter à la mer ? Parce que la mer était luisante de mazout perdu par le bateau et les bras de ceux qui étaient encore en vie glissaient des mains de ceux qui voulaient les sauver. Avec eux et le plongeur qui dut descendre jusqu’à l’épave, nous sommes allés sur le lieu du naufrage. Ensemble, nous avons décidé d’un geste : nous avons jeté des poignées de sel sur la mer. Pas des fleurs, mais du sel, car c’était une blessure, et elle ne devait pas cicatriser. « Béni soit ton sel, béni soit ton fond », avons-nous dit à la mer.
Il fallait un pape venu du Grand Sud pour faire de Lampedusa la destination de son premier pèlerinage. L’Europe se tenait à distance. Nous qui sommes nés sur les côtes de la Méditerranée, nous considérons comme nos frères tous ceux qui sont venus mourir là. Je me déclare témoin de la partie lésée, de ce Sud du monde qui forme presque toute la planète. Je ne suis pas un observateur neutre, je ne prononce pas de diagnostic, mais je fais partie du système nerveux de la douleur.
Les nouveaux voyageurs d’un aller simple paient à prix d’or le pire des transports maritimes de l’histoire humaine. Les esclaves déportés par les négriers voyageaient mieux, parce qu’ils étaient une marchandise payée à la livraison. Si elle mourait avant, le gain était perdu. Les déportés d’aujourd’hui paient à l’avance, et peu importe s’ils n’arrivent pas à destination. L’inutile prohibitionnisme européen sur le transport de la vie en fuite a fait du corps humain la marchandise la plus rentable à déplacer. Elle n’a pas besoin d’emballage, on peut la comprimer en centimètres carrés, elle peut être jetée à la mer, laissée s’asphyxier dans un camion scellé en plein mois août. Elle a déjà payé son voyage avec tout ce qu’elle possède, vie comprise. Ce ne sont pas des mendiants, ce ne sont pas des analphabètes. Ils ont un haut niveau d’instruction, ils ont de l’argent qu’ils sont obligés de céder aux exploiteurs de la situation. Ils ne cherchent pas une résidence, mais une halte. Ceux qui leur refusent l’asile sont donc ceux qui les noient.
Opportunisme inerte
Face à cette détermination inexorable de masses humaines en marche, on ne peut que prononcer le mot de bienvenue. Ils sont fermés comme un poing, mais ils ont le furieux désir d’un sourire, d’une main ouverte. Plus que du pain et un toit, ils ont besoin d’une étreinte. Ceux qui n’ont pas le courage et qui s’enferment chez eux, qu’ils laissent tomber, se déconnectent de l’information, se tournent de l’autre côté. Mais qu’ils dégagent le passage. Que les pèlerins du salut puissent aller vers l’abri qu’ils cherchent, qu’ils frappent à la porte de l’ami, du parent. Qu’ils offrent à la nouvelle habitation leur énergie de gratitude et de nouveau départ. 12 % du PIB italien vient de petites entreprises d’étrangers arrivés de toutes les épines de la rose des vents. Nous ne les avons pas invités, ils sont venus, et c’est tout. Pour travailler, et c’est tout. Pour prospérer et faire prospérer l’endroit qui les accueille. Ainsi vont les choses : depuis Abraham le vagabond. C’est ainsi aujourd’hui, et ce sera ainsi demain.
L’Europe se considère comme une terre de milieu, centre d’équilibre entre Orient et Occident. Elle ne l’est pas. Aujourd’hui, c’est une expression économique. Au début, elle est née pour empêcher de nouvelles guerres, après la seconde guerre mondiale. Elle est née contre les fascismes et les racismes. Aujourd’hui, l’Europe n’est le centre de rien. Un proverbe africain dit : « Nous sommes deux et tu veux courir au milieu. » L’Europe croit courir au milieu, mais elle est seule face aux guerres de la Méditerranée. Elle ne décide pas de choisir les vainqueurs, elle attend que le pire gagne pour conclure de nouvelles affaires. Le déplacement de masses humaines en exode forcé est l’effet collatéral de cet opportunisme inerte. Exode est un mot grec qui signifie seulement « sortie ». L’Europe ne veut pas en comprendre la cause et s’angoisse de l’effet « entrée ». En réalité, elle n’est qu’une porte de sortie.
Après le long siège de sa ville, Sarajevo, le poète Izet Sarajlic disait que pour lui l’Italie était le marteau rouge, celui qui, dans les transports publics, sert à briser la vitre en cas d’incendie. L’Italie était l’outil qui permettait de rompre le siège. L’Europe n’est rien de plus aujourd’hui pour les réfugiés : le marteau rouge pour ouvrir une brèche dans l’autobus en flammes. Pourtant, l’Europe aspire à être la vitre, si possible incassable. Mais les barbelés, les filets, les enclos, c’est pour la volaille, pas pour l’espèce humaine. On ne peut arrêter ceux qui vont à pied. L’Italie est un pont naturel entre trois continents. Elle est le prolongement de l’Europe au sud-est, vers l’Afrique et l’Asie. La géographie a décidé de notre histoire. Nous sommes une terre de passage pour les oiseaux, les marchandises, les religions, les invasions, les expulsions. Nous avons un sang-mêlé, sélectionné par des viols et des épidémies. Nous sommes donc plus expérimentés et plus coupables des fautes d’omission.
Que l’Europe, méditerranéenne de nom et d’influence, considère l’Italie comme son thermomètre glissé sous l’aisselle du Sud pour en mesurer la fièvre. Qu’elle considère nos vains rejets, nos camps de concentration pour demandeurs d’asile et fasse exactement tout autre chose. Qu’elle soit le marteau rouge et non la vitre. Tandis que j’écris ces lignes, l’Allemagne et l’Autriche ouvrent leurs frontières sous la pression de l’opinion publique. L’Allemagne déclare le droit d’asile sans restriction de nombre. Le traité de Dublin qui fait peser sur les pays de première identification la charge d’accueil est suspendu. Que ce ne soit pas une parole de circonstance due à un repentir. Ou bien c’est la première d’une autre Europe, ou bien c’est un changement de vitre.
Né à Naples, en 1950, Erri De Luca est un écrivain, poète et traducteur italien. En 2013, il a obtenu le Prix européen de littérature et, en 2002, le prix Femina étranger. Son dernier livre, La Parole contraire, a été publié en 2015, aux éditions Gallimard, 48 pages, 8 euros.
Traduit de l’italien par Danièle Valin
Le Monde –